Norvège - entre ski et voile (Episode 1)
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Temps de lecture 4 min
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Alors que je découvrais les Alpes de Lyngen en mars 2023, je fis la rencontre d’un drôle de marin dans un café bordant le port de Tromsø. Ulysse, cela ne s’invente pas, capitaine du LUN II (prononcer « lune »), aborde un bonnet de laine bleue et un blouson de cuir. Il me tend une main épaisse et calleuse qui me donne l’impression d’avoir des mains d’enfant. Accoudé au zinc, il discute avec Léo Viret, ami et camarade de promotion de guide. Les discussions sont animées, mais la présence du Lun II, le bateau d’Ulysse, revient souvent dans les discussions. L’apparente vie d’aventurier d’Ulysse me laisse perplexe : est-ce bien possible de naviguer sur un bateau de 1914 sans aucune assistance électronique ? Est-il envisageable de rentrer au port à la voile avec un bateau de près de 30 mètres ? Je suis soupçonneux. Et si c’était faux ? Et si derrière ce cuir se cachait un citadin en mal d’aventure et de reconnaissance, fraîchement reconverti en matelot, prompt à raconter ses histoires ?
Quelques instants plus tard, je suis invité à bord du fameux bateau avec l’équipage. Dans l’obscurité, le Lun à l’air immense et me donne l’impression d’être tout droit sorti d’un conte, d’un film de vikings. Le gréement en bois, les voiles de coton rouge bordeaux, la barre franche équipée d’un palan monté avec des bouts (cordage sur un bateau) en chanvre. Mes premiers pas sur l’escalier qui mène au carré, dans les entrailles du bateau, grincent et une odeur que je connais me ravive des souvenirs : une odeur de vieux refuge. Sur les murs qui bordent cette descente, des aquarelles dont le papier à l’air d’être fait de parchemin, cornées, à l’effigie du Lun, sous voile, et une bibliothèque de livres de mers qui semblent dater du XIXe siècle.
La pièce de vie, le carré, est articulée autour d’un gros poêle à bois et d’une table de la largeur d’un bras. De part et d’autre du carré, des bannettes : des lits individuels superposés dotés d’un rideau, d’épaisses peaux de bête et d’un duvet en plume. Tout ici est d’un autre temps. Le capitaine s’agite dans la pointe avant du bateau : il cuisine au milieu des gigots suspendus, des poissons qui sèchent à côté des peaux de phoques, des skieurs de la semaine. Je suis sidéré que ces deux univers puissent coexister, voire même se mélanger.
Ce qui me marque, c’est la présence dans toutes les discussions d’un membre d’équipage invisible. Et pourtant si visible. Une personne non pas faite de chair, mais de bois : le bateau. Ulysse parle de son navire comme d’un matelot à part entière. « Il est content quand il a du vent dans les voiles », les grincements et son comportement en mer témoignant de sa reconnaissance envers ses marins qui vivent et travaillent en son sein. Le Lun est un être vivant.
Après une purée de pois cassés surmontée d’une tranche de cabillaud, elle-même recouverte d’une fine tranche de saumon fumé et de noisettes torréfiées, le capitaine s’éclipse, cigarette au bec. Il nous donne du « les garçons » comme s’il était lui-même une vieille femme, à la manière d’une tenancière d’un rade d’un vieux village français. La réincarnation n’est peut-être pas uniquement l’apanage des peuples indiens ? Pourtant, le corps puissant et vif témoigne d’une activité physique d’un judoka de haut vol… Le mystère du personnage reste entier, pour le moment. C’est son second qui reprend l’histoire, lui aussi une cigarette au coin des lèvres, une moque de café à la main. La fumée est encouragée dans le bateau, « ça tue les champignons ». Une ambiance irréelle règne dans ce carré. C’est ce dernier qui reprend le récit et qui nous raconte les hauts faits de son Capitaine.
Traversée de l’Atlantique chargé de rhum et de café à la voile sur son bateau du siècle dernier, conditions de mer dantesques, manœuvres dignes des anciens navigateurs comme dans le roman de mer "Deux années sur le gaillard d’avant" de Dana… N’est-ce pas l’essence même de l’humilité que de taire ses propres exploits pour laisser en parler les autres ? Mes doutes et suspicions sont bien évidemment envolés depuis que j’ai posé le pied sur ce fabuleux navire. Mais j’étais loin d’imaginer ce que l’avenir me réservait.