L'alpinisme de l'ordinaire
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Temps de lecture 4 min
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Des premières grandes ascensions aux performances extrêmes ultra rapides en passant par l’explosion de l’industrie du ski en 1970, faces et sommets ont vu défiler un grand nombre de personnes aux états d’esprits divers et variés.
Et si à l’horizon 2024, nous étions à un tournant ? Tout comme la première conquête du Mt Blanc en1786 lança le début de l’alpinisme moderne, le heurt de notre génération aux conséquences d’une exploitation non-durable des montagnes pourrait-il être l’élément déclencheur d’une nouvelle ère ? Serait-ce celle de la sobriété qui n'entache pas la performance, celle d’un rapport plus authentique à et moins consommateur de notre environnement ?
L’alpinisme est intrinsèquement un sport d’exploration qui a historiquement donné lieu à de permanentes surenchères vers la conquête de nouveaux sommets, l’ouverture de nouvelles faces et voies. Inscrire son nom, planter le drapeau d’une nation ont rythmé l’écriture d’une histoire extraordinaire de l’alpinisme. L’émergence des réseaux sociaux puis leur omniprésence ont eu pour effet non seulement la reproduction de ces comportements mais leur accélération auprès d’un public sans cesse plus large. Quant aux athlètes, face à la difficulté de continuer de s’inscrire dans cette histoire du fait d’un massif alpin parcouru sur toutes ses faces, leurs terrains de conquêtes sont de plus en plus éloignés et leurs exploits surdimensionnés. Enfin, la grande accessibilité des environnements de haute montagne du fait de l'expansion des remontées mécaniques, pousse vers des pratiques axées sur la recherche de l’extraordinaire, emblématique de consommation dans une société qui ne cesse jamais d'accélérer. Pour autant, la quête de sensations hors du commun reste l’essence même de l'alpinisme, ce qui nécessite donc de repenser les conditions de son exercice.
D’ailleurs, un vent nouveau paraît se lever sur les sommets alpins : et si l’alpinisme et ses pratiques associées étaient en train d’évoluer ? En effet à l'heure du bilan climatique, telle une légère brise montante, une réelle prise de conscience semble être dans l’air. Cet état d'éveil doit être aujourd’hui associé à une éducation différente à la performance technique et sportive, ainsi qu’à notre rapport au bonheur d’être en montagne.
Premièrement, la conception actuelle de la performance, basée sur l’accomplissement de prouesses qui s’affranchissent le plus possible des temps lents perçus comme inutiles et fastidieux, doit évoluer. Ainsi, si la performance sportive incluait dans l’imaginaire des pratiquants l’art et la manière de l’approche, alors une partie de la problématique de surconsommation serait résolue et la brise montante évoluerait en vent laminaire.
Deuxièmement, la fin de l’exploitation du milieu montagnard ne se trouverait-elle pas sous la forme d’une démarche volontaire et sincère de retour à l’essentiel ? Chacun à notre niveau, de l’alpiniste expert au débutant, du randonneur contemplatif au soloiste, soyons convaincus de la similitude de l’objet de nos efforts : l’accès au bonheur et à l’ivresse de vivre seraient notre essentiel. Il conviendrait alors à chacun de s'enivrer de chemins et de temps longs, de lumières et de couleurs, d'esthétique et d’équilibres, de sommets et de grands espaces.
Charles Baudelaire s’exclamait : “Enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise”. Si cela est primordial à nos équilibres intérieurs, une nuance existe pourtant : prendre conscience que l’état de bonheur et de légèreté peut exister en dehors des schémas d’un extra-ordinaire permet de se convaincre de ralentir le rythme. Car se satisfaire de moins, c’est aimer ce que l’on a, c’est ressentir les détails de la vie qui se dessinent par-dessus le silence retrouvé au cours d’une pratique ralentie. Pour autant, cet état d’esprit n’est pas incompatible avec la réalisation d’itinéraires techniques et de prouesses en montagne. La sensibilité de l’alpiniste à apprécier ce qui l’entoure, la lenteur de son approche vers son objectif, ou l’ascension d'itinéraires moins lointains n’entachent pas sa raison d’être, ni ne nuisent au dépassement de soi ou au besoin d’exploration.
Avec la ferme intention d’effectuer un voyage aux saveurs différentes, guidé par l’idée d’une performance revisitée, nous pouvons partir de plus bas, prendre le temps de camper, entrer dans l’univers de la haute montagne au gré de la douce évolution des paysages. Nous pouvons aussi voyager à vélo et nous laisser bercer par le cliquetis mécanique des roulements, ou encore explorer des itinéraires plus proches de chez nous. Plutôt que de continuer à rechercher l’extra-ordinaire dans nos ascensions, peut-être serait-il temps de contempler l’infra-ordinaire. Comme l’écrivait Georges Perec, “Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien. [...] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? “ Une partie de la solution se trouve assurément dans ce que nous vivons tous les jours, dans ce que nous appelons le banal, l’ordinaire. Il n’y a pourtant rien de banal dans nos aventures en montagne. Si nous apprenions à aimer plus en détails, l’infra-ordinaire, peut-être parviendrions-nous à nous enivrer plus facilement, et ainsi à mieux concilier nos pratiques de la montagne avec le respect de l’environnement. Limiter la multiplication de l’extra-ordinaire pour apprécier les richesses de l’infra-ordinaire.
Pourtant et alors que la quasi-totalité des pratiquants ont conscience des différents problèmes liés à l’exploitation des montagnes, beaucoup se reposent sur les actions de l’Etat et des entreprises pour les résoudre. De leur côté, ces derniers rejettent les responsabilités sur les consommateurs dont les comportements et demandes évoluent peu. Dans ce triangle de l’inaction, on pourrait penser que le fer de lance de cette évolution serait les figures de proue de l’alpinisme qui redéfiniraient la notion de performance. Cependant, le véritable pouvoir de changement est entre les mains de tout un chacun, les montagnards de tous les jours, ce puissant cœur aujourd’hui encore invisible qui peut et se doit d’être à l’initiative pour faire rentrer les sports de montagne dans une nouvelle ère. En d’autres termes, ce sont les alpinistes de l’ordinaire, celles et ceux dont on ne parle pas assez qui détiennent aussi les clés de ce changement.
Réalisé par Julien Geay et Eliott Nicot, le documentaire « Désescalade » éclaire sur les dangers de surfréquentation en montagne.
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