Kilian Jornet et les 82 sommets des Alpes : Analyse d’un exploit à travers le regard de Martial Carbonnaux

Écrit par : Enora Gelot

|

|

Temps de lecture 11 min

Alors que l’été touchait à sa fin, Kilian Jornet signait, fin août, un nouvel exploit : celui de gravir les 82 sommets de plus de 4000m des Alpes en 19 jours, explosant l’ancien record. Après son exploit, nous avons demandé à Martial Carbonnaux, membre de la Lagoped Family, de commenter le nouveau record du traileur espagnol à travers son regard d’alpiniste amateur passionné qui réalise lui aussi, à son rythme, les 82 sommets de plus de 4000m des Alpes. 

Une légende des sports de montagne au sommet des 82 4000

Kilian Jornet : Légende du trail et de l’alpinisme

Il n’est sûrement plus nécessaire de présenter Kilian Jornet, tant sa réputation le précède dans le monde de la montagne, mais permettez-moi de dresser un rapide portrait de l’homme qui a gravi les 82 4000 en 19 jours.


Kilian Jornet est un montagnard extrêmement polyvalent, probablement le meilleur de tous les temps dans les activités d'ultra-endurance en montagne. Il a dominé la scène du ski-alpinisme et du trail ces quinze dernières années, remportant un grand nombre courses et compétitions majeures dans ces disciplines. Grandissant dans un refuge des Pyrénées espagnoles, les montagnes ont toujours été son terrain de jeu favori, que ce soit pour courir, escalader ou skier. Athlète pluridisciplinaire, il a également établi des records de vitesse sur certaines des plus grandes montagnes de la planète, dont une double ascension de l'Everest.


Aujourd’hui installé en Norvège, Kilian continue de repousser ses limites dans les sports de montagne, tout en inspirant une communauté mondiale à travers ses films, livres et conférences. Son dernier exploit, "Alpine Connections", consistant à gravir les 82 sommets des Alpes culminant à plus de 4000 mètres en seulement 19 jours, illustre son extraordinaire capacité physique et mentale.

Martial Carbonnaux
Martial Carbonnaux lors de l'ascension du Strahlhorn (4190m) en décembre 2021 et dans les Aravis

Martial Carbonnaux : Un regard avisé sur l'exploit de Kilian Jornet

Martial Carbonnaux, ambassadeur de Lagoped et membre de la Lagoped Family depuis plus de trois ans, partage cette passion pour les cimes. Grand amateur de montagne et de sports outdoor, Martial s’est fixé un défi similaire à celui de Jornet, à quelques choses près : gravir les 82 sommets des Alpes de plus de 4000 mètres, mais sur une période de cinq ans. À travers ce projet, il lève des fonds pour l’association l’Envol, qui organise des séjours médicalisés pour enfants gravement malades et leurs familles. Ce challenge personnel permet à Martial de vivre sa passion de la montagne et aujourd’hui, d’appréhender l’exploit de Kilian avec un œil avisé et admiratif.

Les 82 sommets des alpes, un exploit sportif pour tous les alpinistes

Un exploit hors du commun en 19 jours

L’exploit de Kilian Jornet, qui a marqué l’histoire de l’alpinisme avec l’ascension des 82 sommets de plus de 4000 mètres des Alpes, est une prouesse exceptionnelle. En seulement 19 jours, il a réalisé ce que les alpinistes italiens Franco Nicolini et Diego Giovanni avaient accompli en 60 jours, réduisant leur record de manière spectaculaire. Ce défi, baptisé Alpine Connections, a débuté le 13 août 2023 en Suisse et s’est achevé le 1ᵉʳ septembre. Kilian a parcouru plus de 1200 kilomètres à pied et à vélo, tout en gravissant 75 344 mètres de dénivelé, couvrant entre 25 et 50 kilomètres par jour en haute altitude, avec quasiment 4000 mètres de dénivelé positif quotidien pendant presque trois semaines.


Parmi les 82 sommets, 40 % (32 sommets) ont été réalisés en compagnie d’autres athlètes renommés, tels que Mathéo Jacquemoud, Michel Lanne, Emily Harrop et Benjamin Vedrines. Kilian était également suivi par une équipe de quatre caméramans qui ont documenté son exploit, et une équipe de physiologistes l’a accompagné sur une partie du parcours pour recueillir des données physiologiques.

Martial Carbonnaux
Martial Carbonnaux, dans la traversée des Aiguilles du Diable. Crédit : Frédéric Degoulet. 

Une équipe de soutien composée de deux personnes assurait le ravitaillement et transportait le matériel à des points clés. Le défi a commencé par l’ascension du Piz Bernina (4 049 m) en Suisse et s’est conclu sur la Barre des Écrins (4 102 m) en France. Entre ces deux sommets, Kilian a par ailleurs gravi certaines des montagnes les plus célèbres des Alpes, comme la Pointe Dufour (4 634 m), le Cervin (4 478 m) et le majestueux Mont Blanc (4 808 m).


Au-delà des chiffres impressionnants, Kilian décrit cette épreuve comme l’une des plus exigeantes de sa carrière, nécessitant un état de concentration intense pendant 20 jours consécutifs. « C’est l’une des choses les plus difficiles que j’aie jamais réalisées », confie-t-il, soulignant que ce projet est bien plus qu’une simple performance sportive. Il représente une véritable odyssée en montagne, un hommage à l'alpinisme traditionnel, partagé avec des amis, tout en repoussant les limites du dépassement de soi. Ce qui est également remarquable, c’est qu’il a été accompagné, pour certaines ascensions, par des athlètes de renom, comme les Français Michel Lanne et Mathéo Jacquemoud, eux-mêmes connus pour leur condition physique exceptionnelle. Mais, souvent, après avoir passé une journée ensemble et gravis quelques sommets, Kilian poursuivait sa quête seul, signe de l'écart entre les capacités de Kilian et celles des autres.

Martial Carbonnaux face à l’exploit de Kilian Jornet : Deux visions de la montagne

Pour Martial Carbonnaux, également engagé dans l’ascension des 82 sommets, mais à son propre rythme, l’exploit de Kilian ne se résume pas aux sommets eux-mêmes. "82 sommets en 19 jours, soit une moyenne de plus de quatre sommets par jour, c’est impressionnant. Mais ce sont surtout les distances parcourues et les dénivelés journaliers qui sont stratosphériques." Fasciné par l’extraordinaire endurance de Kilian, Martial souligne à quel point cette performance dépasse les standards de l’alpinisme, avec des distances et des efforts que peu d'athlètes au monde peuvent soutenir, et relève, à ce titre, l’analyse de Guillaume Millet (professeur de Physiologie spécialiste de l’ultra-endurance) dans un article d’Outside, Kilian Jornet est unique en son genre, capable d’être le détenteur du record de Sierre-Zinal, un trail court, de gagner l’UTMB et de faire des efforts extrêmement longs comme la Traversée des 3000m des Pyrénées en 2023, tout en étant également très à l’aise sur des parties techniques en alpinisme. “C’est un véritable ovni !” conclut Martial.

Martial Carbonnaux
Martial Carbonnaux, Fiescherhörner. Crédit : Frédéric Degoulet

Martial reconnaît cependant que leur approche de la montagne partage des similarités, mais qu'elle est adaptée à ses propres contraintes. « Plusieurs amis m’ont taquiné en comparant mon défi à celui de Kilian, mais on ne boxe pas dans la même catégorie. On pourrait même dire que ce n’est pas le même sport ! » explique-t-il. Martial cherche à optimiser ses séjours en montagne pour maximiser le nombre de sommets : « j’ai par exemple fait 1 ou 2 jours “à la Kilian” lors de la Traversée des Mischabel avec mon guide Fred Dégoulet en 2022, mais je prends davantage de plaisir en prenant mon temps. »

Un exploit finement préparé

Gestion des risques : Les défis de l'exploit de Kilian Jornet en montagne

La préparation minutieuse et la gestion des risques sont des éléments essentiels dans une expédition de l’envergure de celle de Kilian Jornet. Enchaîner 82 sommets à une telle vitesse nécessite non seulement une condition physique exceptionnelle, mais aussi une aptitude à rester lucide face aux dangers constants de la montagne. Martial Carbonnaux souligne l’ampleur des risques rencontrés par Kilian : « Moins de 5 heures de sommeil sur 19 jours, combiné à la fatigue physique et mentale, augmente le risque d’erreur ou de faute technique ». Mathéo Jacquemoud, dans une analyse de cet exploit, mentionne que l’enchaînement rapide des ascensions rend encore plus critiques la gestion de l’itinéraire et la vigilance. À cela s’ajoutent les conditions spécifiques de fin août, période où les montagnes sont les plus sèches, rendant les crevasses plus visibles mais augmentant aussi la fréquence des chutes de pierres, un facteur de risque majeur selon Martial.

Martial Carbonnaux
Martial Carbonnaux au sommet du Combin de Valsorey. Crédit : Frédéric Degoulet. 

A deux, c'est mieux ?

Malgré sa préparation et sa résilience, Kilian a lui-même admis avoir dépassé sa "ligne rouge" lors de la traversée de l'Aiguille Verte - Droites, un itinéraire particulièrement exposé aux chutes de pierres et éboulements fréquents, réalisé en solo. Ce genre de situations extrêmes met en lumière l’importance de la gestion des risques en montagne. Kilian a souvent été accompagné par d’autres athlètes sur certaines parties de son parcours, ce qui lui a permis de diminuer le stress mental et la fatigue. Comme le souligne Martial, « Sa physiologie hors norme lui donne une marge physique immense, mais même avec cela, l’accompagnement reste un élément clé pour gérer les risques. »


En comparaison, Martial adopte une approche différente pour ses propres ascensions. Toujours accompagné par un guide, comme Fred Dégoulet (Piolet d'Or en 2018 pour l'ouverture d'une voie au Nupste Nup II 7742m), qui le connaît bien et sait si certains enchaînements atypiques sont accessibles à Martial, il mise ainsi sur la sécurité et la préparation. « Je n’ai pas les connaissances techniques pour partir en solo sur certaines ascensions », admet-il.


L’accompagnement d’une telle figure de l’alpinisme lui offre “le luxe de “choisir les créneaux”” prévus des mois à l’avance, mais troublés parfois, quelques heures avant, par des fenêtres météo et autres conditions qui ne sont pas favorables. Ensemble, ils prennent des décisions réfléchies pour maximiser leur efficacité tout en restant en sécurité. Lors d’une ascension en 2024, ils ont dû faire demi-tour dans le Valais en raison de mauvaises conditions de neige, illustrant l’importance de savoir renoncer pour éviter des situations dangereuses. “Si tu es enfermé dans une mécanique de record où seul le sommet compte, alors je pense que la décision est plus dure à prendre” conclut Martial. 

Le vestiaire de l'alpiniste

Ingéniosité en montagne : La gestion des liaisons de Kilian Jornet

Bien qu’il ait suivi des sections bien connues des alpinistes fins connaisseurs des 82 sommets des Alpes, Kilian Jornet a réimaginé certaines connexions pour chercher ce qu'il appelait "la ligne la plus logique." Martial Carbonnaux souligne que Jornet, malgré une planification minutieuse, a dû adapter ses plans à plusieurs reprises, en fonction des conditions météorologiques. C’est notamment dans la gestion des “liaisons” que Kilian a fait preuve d’ingéniosité, parcourant souvent seul de longues sections pour atteindre des refuges, où il se ravitaillait et dormait brièvement avant de repartir. Avec moins de cinq heures de sommeil par jour en moyenne, il a optimisé son enchaînement de manière plus efficace que des légendes comme Ueli Steck ou le duo italien Franco Nicolini et Diego Giovanni, qui redescendaient régulièrement dans leur camp de base en vallée. Kilian Jornet lui, restait en altitude. 

Martial Carbonnaux
Martial Carbonnaux dans le Finsteraarhorn. Crédit : Frédéric Degoulet. 

Son périple à travers le massif du Mont-Blanc du 26 au 28 août a été particulièrement impressionnant. Kilian a enchaîné 27 sommets de plus de 4000 mètres en trois sessions d’efforts allant de 22 à 29 heures, atteignant presque 5000 mètres de dénivelé le dernier jour. Martial Carbonnaux commente : “Déjà, quand on a la capacité de faire des efforts de 35 heures à plus de 4000 mètres d’altitude, cela rend tout plus facile !” Jornet a suivi les voies normales pour la majorité des sommets, sauf lors de certaines liaisons plus techniques, prouvant une fois de plus son talent d’alpiniste hors norme. Cependant, Martial souligne que cette approche diffère de la sienne : “J’ai plus le temps de découvrir certains refuges et de passer des moments plus conviviaux. Je peux me permettre de choisir des itinéraires moins rapides mais plus intéressants d’un point de vue alpinistique, comme l’arête Kuffner pour le Mont Maudit ou la Biancograt au Piz Bernina.”


Le défi de Kilian a commencé avec des sommets comme le Piz Bernina (4 049 m) en Suisse et s'est terminé avec la Barre des Écrins (4 102 m) en France. Au fil des étapes, il a affronté des conditions météorologiques difficiles, enchaîné des ascensions techniques dans le Valais, et gravi des sommets emblématiques tels que le Weisshorn, le Mont Blanc, et les Grandes Jorasses. Paul Bonhomme, dans un article de Montagne Magazine , le reconnaît : “là où l'on pourrait comparer, c'est sur l'engagement. Sur un projet aussi long, c'est très fort d'avoir su garder la lucidité dans des conditions si exigeantes."

L'importance du mental au-delà la performance

Kilian, malgré l'absence de préparation spécifique pour ce projet, a pu s'appuyer sur une accumulation d’expériences sur vingt ans en montagne avec un style léger, ainsi que sur sa préparation foncière pour des courses d'ultra-trail. Selon Martial, c’est cette expertise en gestion d’efforts de longue distance qui l’a préparé à accomplir cet exploit, peut-être l'œuvre d’une vie pour lui. "Il semble que sa fatigue fut principalement mentale et psychologique plutôt que physique ou musculaire," observe Martial, soulignant que contrairement à sa traversée des 3000m des Pyrénées, Kilian n’a perdu qu’un kilo, preuve de sa gestion alimentaire quasi parfaite pendant les trois semaines d’efforts intenses.

Martial Carbonnaux
Martial Carbonnaux au sommet du Fiescherhörner (photo principale), et dans la traversée des Aiguilles du Diable (photo de fonds). Crédit : Frédéric Degoulet

Pour Martial, le défi se situe dans la conciliation de son projet avec une vie personnelle et professionnelle très prenante. Père de deux enfants et travaillant à temps plein, il reconnaît la difficulté de laisser sa famille pour se lancer dans ses aventures. Cependant, une fois que tout est planifié, que les courses sont étudiées et que la date approche, l'excitation prend le dessus. "Je m’enthousiasme à l’idée de passer quelques jours en montagne, déconnecté, dans un lieu que je ne connais généralement pas, pour de nouveaux souvenirs impérissables avec un challenge physique et mental à la clé," partage-t-il. Pour Martial, l’appel de la montagne, comme décrit par le physicien et alpiniste Etienne Klein et auteur du livre Psychisme ascensionnel, est irrésistible : "plus de trois mois sans montagne, c’est trop."

Cependant, le projet de Martial est bien plus qu’un simple défi personnel. Sa démarche solidaire, en lien avec l’association L’Envol, lui donne une dimension encore plus profonde. Les fonds qu'il lève pour les séjours médicalisés des enfants malades et les visites qu'il leur consacre apportent une signification émotionnelle forte à ses ascensions. Cette cause est ce qui motive Martial à dépasser ses limites physiques et mentales, et à transformer chacune de ses expéditions en un engagement généreux pour ces enfants et leurs familles.

L’exploit de celui qui reconnaît, au micro du podcast Dans la tête d’un coureur, “être quelqu’un qui aime la montagne et qui aime aller vite”, redéfinit les limites du possible dans l’alpinisme. Par sa vitesse, son endurance et son engagement mental, il a démontré que même les projets les plus ambitieux peuvent être réalisés avec une bonne préparation, une gestion rigoureuse des risques et un dépassement constant de soi. Pour Martial Carbonnaux, bien que leurs approches diffèrent, l’exploit de Kilian Jornet est une source d’inspiration, tout comme l’est son propre défi, plus long et réfléchi, en lien avec une cause solidaire. Ces deux parcours témoignent de la diversité des quêtes en montagne, où l’aventure humaine, qu’elle soit menée à un rythme effréné ou plus serein, reste avant tout une affaire de passion et d’engagement profond.